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Jérôme BONNOUVRIER, (LY-SGM 2000) : Ingénieur industrialisation
L'EFFONDREMENT, DU SUBCONSCIENT À L'ACTION
TROIS DÉCENNIES DE LA VIE D'UN INGÉNIEUR HUMANISTE FACE AU BOULEVERSEMENT DU MONDE
Lorsque j'ai reçu le mail d'appel à contribution à ce dossier Prospective de la part d'INSA Alumni pour la revue Interface, j'ai été à la fois profondément motivé et désespérément perdu tant les idées se sont bousculées dans mon esprit : au contraire des thèmes habituellement proposés, il ne s'agit pas de parler froidement d'un sujet professionnel, avec recul, discernement et rigueur scientifique.
Rares sont ceux qui peuvent le faire face à un tel sujet, qui nous laisse seuls face à nos angoisses du changement, de l'inconnu, face aussi à nos colères de se retrouver dans une situation que nous n'avons pas choisie, colère aussi de voir tous nos repères s'écrouler. Et suis-je seulement légitime pour en parler, tant le sujet touche à une foultitude de thèmes que je ne maîtrise au mieux que partiellement ?
Et pourtant, la quarantaine passée, moi qui bascule entre deux âges, comme le chantait Brassens, j'ai ressenti le besoin de délivrer un message, basé sur mon parcours de vie sur les 30 dernières années, durant lesquelles 5 années passées sur le campus de la Doua m'ont construit en tant qu'ingénieur, mais aussi en tant que citoyen et en tant qu'homme.
Effondrement : de quoi parle-t-on ?
Quand il s'agit de la thématique qui nous occupe, à savoir les limites du fonctionnement de notre civilisation, dont l'issue de plus en plus probable est un effondrement, la première référence qui me vient est le rapport Meadows dont le titre anglais est « Limit to Growth »1, commandé en 1970 par le club de Rome2 - groupe de réflexion philanthrope - à des chercheurs du MIT, spécialistes de la modélisation des systèmes complexes.
FIGURE 1 : ÉVOLUTION DE LA POPULATION MONDIALE
DE L'AN ZERO À NOS JOURS
Partant d'un constat alarmant sur la croissance exponentielle de différents indicateurs du quotidien, dont la population mondiale (figure 1), leur travail a débouché sur un modèle appelé World 3 (figure 2), ayant pour ambition de modéliser le monde industriel et son évolution prospective dans le temps en fonction de cinq paramètres et de leurs boucles d'interaction :
1-la population,
2-le produit intérieur (production industrielle) par habitant,
3-les ressources naturelles,
4-la pollution,
5-le quota alimentaire.
FIGURE 2 : LE MODÈLE WORLD 3
Étudiant différents scénarii, leur constat est sans appel : à moins de freiner tous les paramètres d'entrée, le système s'effondre quelque part entre le début et la fin du XXIe siècle.
En 2008, une étude3 a montré que l'évolution réelle du monde est corrélée avec un scénario dit « Business as usual » qui prévoit un effondrement autour de 2030 du PIB mondial à cause des boucles d'interactions entre les différents paramètres.
FIGURE 3 : COMPARAISON ENTRE LE MODÈLE WORLD 3
ET LES DONNÉES RÉELLES (PRODUCTION INDUSTRIELLE
MONDIAL PAR HABITANT ET POPULATION)
Les 3 décennies 1992-2021 en quelques mots…
Pour moi, 1992 est le point de départ de l'histoire. En effet, c'est l'année où
• J'ai choisi de devenir scientifique plutôt que littéraire.
• Le sommet de la Terre de Rio, le plus grand rassemblement de dirigeants mondiaux a débouché sur l'adoption de l'agenda 21.
• Le traité de Maastricht, fondateur de l'Union Européenne, a été adopté.
• C'est enfin ma première rencontre avec la mer de glace à Chamonix.
Jusqu'à nos jours, voici les phases par lesquelles je suis passé sur ces 30 dernières années :
• Après le bac en 1995, ces 5 années sur le campus de la Doua ont été un voyage initiatique vers l'âge adulte.
• De 2000 à 2008, les années folles où l'on parle assez peu du bouleversement climatique et où l'économie accélère sa course vers la mondialisation et la financiarisation poussées au maximum.
• 2008-2015 : prise de conscience individuelle et collective des problèmes qui s'annoncent face aux effets des bouleversements climatiques.
• Depuis 2015, j'ai redécouvert la mer de glace, témoin concret du bouleversement climatique que nous vivons, et une motivation supplémentaire pour agir. Mes références sur le sujet sont Pablo SERVIGNE, J.M. JANCOVICI, P. BIHOUIX… tous ingénieurs (mais pas INSA, nul n'est parfait).
FIGURE 4 : MER DE GLACE (1992 ET 2018)
2021-2040 : Deux décennies pour agir
Avant d'agir, il va s'agir pour chacun de s'informer, de comprendre le problème et de l'accepter après être passé par toutes les phases de la courbe de deuil de Kübler-Ross :
Ensuite, quand vous serez en phase d'acceptation, la question sera : comment agir, au-delà des gestes du quotidien, importants mais loin d'être suffisants. En effet, les possibilités sont multiples : au sein de votre entreprise par le biais de la RSE par exemple, au niveau local (associations ou politique), au niveau national, en créant votre propre activité sur le sujet…
Pour ma part, si je n'ai pas la réponse absolue, j'ai l'intuition que c'est avant tout au niveau local que les avancées les plus importantes doivent s'obtenir. Et j'en ai encore eu la confirmation récemment en lisant le livre de Barack Obama4 , dans lequel il décrit dans un passage l'envers du décor des négociations de la COP de 2009 à Copenhague : on y ressent la difficulté - dans un monde multipolaire aux intérêts divergents, et même pour le chef de la première puissance du monde - de faire avancer les choses.
Remettre le clocher au centre du village
C'est ce que j'ai commencé à faire avec l'aide d'autres citoyens de ma commune et des communes environnantes : nous avons monté une SAS : WATTISERE5 , sur le modèle des centrales villageoises6 , afin de promouvoir les énergies renouvelables et les économies d'énergie au niveau local. Les Centrales Villageoises sont des sociétés locales à gouvernance citoyenne qui portent des projets en faveur de la transition énergétique (production d'énergie renouvelable, efficacité énergétique, etc.) en s'inscrivant dans une logique de territoire. Elles associent citoyens, collectivités et entreprises locales et contribuent aux objectifs énergétiques en tenant compte d'enjeux territoriaux transverses (développement économique local, intégration paysagère, lien social, etc.).
Les Centrales Villageoises reposent sur un modèle de développement territorial des énergies renouvelables. Conçues comme des outils au service des citoyens, des collectivités et des entreprises locales, elles doivent permettre de fédérer un ensemble d'acteurs locaux pour réaliser des projets de production d'énergie de qualité. Les valeurs défendues sont l'ancrage local, la gouvernance citoyenne, le lien aux collectivités, le partage des ressources, le développement économique local, la prise en compte d'enjeux territoriaux transverses (enjeux paysagers, éducatifs, etc.) Nous réfléchissons avec d'autres citoyens, comment nous organiser pour sensibiliser le plus grand nombre afin de mettre le problème au centre du débat de la cité.
Dans toutes ces initiatives, j'ai pu utiliser les connaissances et les compétences acquises durant mes études et ma carrière :
• Comprendre un problème complexe et le synthétiser pour des non-experts et notamment les décideurs.
• Être critique et vérifier les ordres de grandeurs.
• Savoir travailler sous contrainte.
• Gérer des projets et animer des équipes de travail transverses (projet) sans responsabilité hiérarchique pour atteindre un objectif commun.
• Gérer des crises : communication auprès des décideurs, médiation en cas de problème interne à l'équipe.
• Savoir mesurer des performances et des changements avec l'oeil du scientifique.
En outre, être ingénieur INSA est un atout supplémentaire : créée au sortir de la guerre pour fournir à la France les ingénieurs dont elle avait besoin pour sa reconstruction, l'INSA a ainsi dans son ADN cette mission d'apporter à la société plus qu'une élite : l'ingénieur humaniste qu'elle forme, qui a dû partager moins de 20m2 avec un « co-turne » (une époque révolue), qui s'est investi dans les clubs qui sont une valeur ajoutée au diplôme, qui s'est enrichi d'années d'étude ou stages à l'étranger, ou simplement de la richesse de ce patchwork d'étudiants venant de tous les horizons et de toutes les catégories sociales.
Cet ingénieur plus que tout autre, saura penser hors du cadre, trouver des solutions et fédérer autour de ses idées le plus grand nombre. En s'investissant dans la vie de la cité, l'ingénieur humaniste INSA apportera son savoir-faire et son savoir être aux personnes sensibles aux problématiques climato-énergétiques, mais qui ne savent pas comment apporter leur contribution : il saura leur apporter les clefs de compréhension, définir une stratégie et s'y tenir afin de transformer la société à sa base pour la transformer en profondeur ! |
Extrait de la revue Interface : PROSPECTIVE 2040 - T3 2021.
Jérôme BONNOUVRIER, (LY-SGM 2000)
1. www.donellameadows.org/wp-content/userfiles/Limits-to-Growth-digital-scan-version.pdf
2. www.clubofrome.org
3. « A comparison of the limits to growth with thirty years of reality », Graham Turner, CSIRO, juin 2008 (https://jancovici.com/wp-content/uploads/2016/04/Turner_Meadows_vs_historical_data.pdf )
4. « Une Terre Promise », Barack Obama, Fayars, novembre 2011
5. www.wattisere.centralesvillageoises.fr
6. www.centralesvillageoises.fr
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